Décembre 1915 : la trêve
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Avant-propos : Situation sur le front sud-artésien En cette fin d’année 1915, il y avait déjà plus de trois mois que les troupes britanniques avaient relevé au sud de l’Artois les troupes françaises. Le village de Berles-au-bois marquait alors la limite nord du secteur attribué aux Britanniques. Ces soldats appartenaient à la 37e division, une unité créée dans le cadre de la Nouvelle Armée de Lord Kitchener pour pallier aux terribles pertes des premiers mois de guerre. Les Tommies1 et plus particulièrement ceux du Leicestershire Regiment allaient commencer là le dur apprentissage de la guerre de tranchée, mais dans un secteur considéré comme tranquille. En fait, un calme tout relatif car chaque jour allait apporter son lot quotidien de drames et de pertes en vie humaine. |
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Les activités étaient sommes toutes banales et répétitives. Elles se partageaient entre travaux d’aménagement dans les tranchées, patrouilles dans le no man’s land et étaient entrecoupées régulièrement de période de repos à Berles ou plus en arrière. |
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Face aux Britanniques, les Allemands tenaient Monchy-au-bois depuis octobre 1914. Ils avaient fait du village une véritable forteresse contre laquelle plusieurs attaques alliées avaient déjà échoué. Les conditions de vie et les activités du soldat allemand étaient identiques à celles du Tommy |
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Deux hommes face à face L’histoire qui va vous être contée a été en partie relatée et pour la première fois par Ernst Jünger, lieutenant au 73e régiment de fusiliers, dans son livre « Orages d’acier ». Ce jeune officier allemand commandait à cette époque une compagnie d’infanterie en position dans les tranchées à l’ouest de Monchy-au-bois face à Berles-au-bois. Il allait être un des acteurs d’une courte trêve au milieu du no man’s land. À l’opposé, dans les lignes britanniques près du moulin de Monchy, Dick Read, un soldat du 8e bataillon du Leicestershire Regiment, allait quant à lui être un observateur privilégié de cet événement. Il relatera également cet épisode particulier dans un livre intitulé « Of those we loved » allant même jusqu’à en réaliser une représentation en aquarelle. Des conditions de vie déplorables Depuis plusieurs jours déjà, les conditions de vie dans les tranchées étaient épouvantables. En effet, l’automne pluvieux qui sévissait dans la région avait transformé les tranchées en de véritables cloaques où la troupe éprouvait d’énormes difficultés pour effectuer ses déplacements. |
Les hommes pataugeaient alors dans une boue infecte et en certains endroits, l’eau leur arrivait jusqu’aux genoux. Lourdement chargés, ils trébuchaient sans cesse au fond des fondrières. L’humidité constante, la boue et le froid usaient le moral des soldats des deux camps. Lors des relèves en premières lignes, les détachements étaient obligés de quitter l’abri des boyaux de communication, transformés en fossés inondés, pour éviter l’enlisement total. Les hommes étaient alors à découvert et face à un ennemi qui pouvait tirer sur eux à tout moment. Mais généralement, aucun coup de feu n’était échangé. Dick Read, qui observa et pratiqua avec ses camarades ce genre de «sport» extrême et dangereux, en fait une très bonne description: «Nous observions incrédule la scène, maintenant éclairé par le soleil d’hiver, mais notre stupéfaction fut complète quand nous aperçûmes un groupe de soldats allemands arrivant de Monchy pour rejoindre leurs tranchées à la vue de tout le monde. Inutile de dire que personne ne tira sur eux ». Bien qu’en guerre, on constatait que des hommes confrontés aux mêmes difficultés pouvaient faire preuve d’humanité pour l’ennemi. Certains même commençaient à se poser la question de savoir pourquoi ils se battaient et comment ils pourraient tirer sur d’autres hommes, trempés jusqu’aux os, transis par le froid et ne cherchant qu’à se protéger. Dick Read s’interrogeait également sur les possibles réactions des grands stratèges (ou «experts militaires de chambre» selon ses termes) face à cette «inadmissible» passivité. |
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La trêve La période de Noël approchant à grands pas, le haut commandement britannique adressait une multitude d’instructions aux troupes sur le front pour interdire tout rapprochement amical avec l’ennemi. Il fallait à tout prix éviter les événements de Noël 1914 où des trêves avaient eu lieu en divers points du front. Les ordres étaient clairs et sans ambiguïté : «Tout Allemand qui tente un rapprochement doit être abattu sur le champ». |
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Nous venons de le voir, l’eau et la boue avaient envahi les positions des deux camps. La seule façon de l’évacuer était de la pomper et de la rejeter au loin. Cependant, la topographie du terrain faisait que par endroit les tranchées britanniques surplombaient celles de l’ennemi et inversement. Les conséquences pour l’un ou l’autre des camps étaient alors très simples : d’un côté, la tranchée se vidait et de l’autre, elle se remplissait encore plus.Ernst Jünger qui sortait trempé de sa cagna2 en cette matinée du 12 ou 13 décembre 1915 n’en cru pas ses yeux : «le terrain, jusqu’à présent marqué par une désolation funèbre, avait pris l’allure d’un champ de foire. Les occupants des tranchées des deux partis avaient été chassés par la boue sur leurs parapets, et ils s’étaient déjà amorcé, entre les réseaux de barbelés, des échanges animés, tout un troc d’eau-de-vie, de cigarettes, de boutons d’uniforme et d’autres objets. La foule de corps en kaki jaillie des tranchées anglaises, naguère désertes, était aussi stupéfiante qu’un fantôme en plein midi». Quelques instants auparavant, Dick Read et ses camarades avaient été attirés effectivement par les cris et les gesticulations de soldats allemands sortant de leurs tranchées. Surpris, ils avaient alors mis en batterie leurs armes, prêts à faire feu. Comprenant rapidement que l’ennemi n’avait aucun geste hostile envers eux, ils n’ouvrirent pas le feu. Prudents, ils préférèrent tout de même s’abstenir de sortir de leur coin de tranchée pour rejoindre ceux d’en face et observèrent la scène se dérouler : «Nous apercevions nos hommes dégageant des barbelés pour aller à la rencontre d’un groupe d’Allemands. Ils conversaient, gesticulaient et riaient en tentant de se faire comprendre. Les Allemands caressaient avec étonnement les gilets de fourrures couverts de boue et que portaient nos soldats. Des cigarettes furent échangées et plusieurs Leicesters fumaient le cigare. Les Allemands offraient leurs gourdes remplies de schnapps ou de café». Ailleurs dans une autre tranchée, Jack Horner, placé en sentinelle, observait également la scène. Trop respectueux des règlements et de la discipline, ce jeune soldat resta à son poste jusqu’au bout en ne cédant pas à la tentation. Par contre, d’autres Tommies plus téméraires ne se firent pas priés pour sauter par-dessus le parapet et aller rejoindre le groupe déjà formé au milieu du no man’s land. Les interdictions, prodiguées par la hiérarchie, ne servirent à rien et furent délibérément outrepassées. |
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Pour les belligérants des deux camps, ce fut l’occasion d’observer de jour les abords des tranchées et le no man’s land. En effet en temps normal, il était impossible de regarder par-dessus la tranchée sans être une cible pour les tireurs d’élite en permanence à l’affût. Les corps de soldats français, tombés à l’automne 1914, fleurissaient çà et là sur cette portion du front. On pensait alors que ce rapprochement serait une occasion de donner une sépulture décente aux pauvres dépouilles recouvrant encore le champ de bataille, mais les événements en décidèrent autrement.
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La
rencontre de deux gentlemen
En effet après quelques minutes, un coup de feu parti des tranchées britanniques et atteignit un soldat allemand. La réaction fut immédiate et chacun rentra précipitamment dans ses tranchées. La trêve avait été de courte durée. Le lieutenant Jünger s’avança alors et cria vers les lignes britanniques en demandant à voir un officier anglais. Sa requête fut acceptée et arriva de l’arrière le capitaine Wratislaw, un commandant de compagnie du 8e bataillon du Leicestershire Regiment. La conversation s’engagea entre les deux hommes. Voici ce que Jünger a retenu de cette rencontre : |
«Nous commençâmes à parlementer en anglais , puis, un peu plus couramment, en français, tandis que les hommes de troupe alentour prêtaient l’oreille. Je me plaignis de ce qu’un de nos hommes eût été tué d’un coup tiré en traître, à quoi il répondit que ce n’était pas sa compagnie, mais celle d’à côté qui l’avait fait. «Il y a des cochons aussi chez vous» remarqua-t-il, quand quelques balles parties du secteur voisin claquèrent non loin de sa tête, sur quoi je me préparai à me planquer. Mais nous bavardâmes longtemps encore sur un ton où s’exprimait une estime quasi sportive, et pour finir, nous aurions volontiers échangé des cadeaux en souvenir. Pour en revenir à une situation sans équivoque, nous déclarâmes solennellement la guerre sous trois minutes à compter de la rupture des négociations, et après un « Guten Abend ! » de sa part et un « Au revoir ! » de la mienne, malgré les regrets de mes hommes, je tirai contre sa plaque de blindage un coup de feu auquel répondit sur le champ un second qui faillit m’arracher le fusil des mains ». Côté anglais, les regrets furent également au rendez-vous, mais la guerre reprit vite le dessus. Des coups de sifflet retentirent et tout le monde regagna ses positions comme si rien ne s’était passé. Un soldat allemand, à découvert et semblant peu pressé de se mettre à l’abri sera la première victime de cette après-trêve. De leurs tranchées, les Allemands s’écrieront en direction des Britanniques: «Tommies, vous ne jouez pas le jeu !». |
Épilogue De cette journée, le journal de marche du 8e
bataillon du Leicestershire Regiment ne relatera que très peu de chose et
la réalité des événements sera en grande partie éclipsée : «Journées
des 12 et 13 décembre – Le bataillon continue le nettoyage et le
drainage des tranchées. Un officier allemand a appelé de sa tranchée,
face à notre tranchée n°93, pour parler à un officier anglais et, a
demandé à ce que les hostilités cessent quelques jours pour que les
hommes puissent travailler dans leurs tranchées. Cette demande a été
immédiatement refusée». Le rédacteur de ces quelques lignes, généralement
un officier, avait peut-être tout simplement voulu cacher ce qui s’était
réellement passé en cette journée et ainsi éviter que sa hiérarchie, trop souvent
intransigeante, ne se mêla de trop près à l’affaire.
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Quelques jours plus tard, au cours de la nuit de Noël, les
Allemands entonnèrent comme à leur habitude leurs chants en premières
lignes. Ils furent rapidement étouffés par les tirs de mitrailleuses des
Britanniques. Ces derniers tentèrent également un rapprochement en
hissant un arbre de Noël qui fut aussitôt balayé par les salves de
l’ennemi, furibond d’avoir perdu un homme au cours de cette journée,
synonyme de paix. Cette fête de Noël 1915 se termina pour les deux camps
sous les balles et les obus. (1) Surnom donné aux soldats britanniques.(2) Abri sommaire aménagé dans une tranchée. |
Un précédent |
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L’affaire de Monchy-au-bois connu un précédent un an
auparavant. À cette époque, les Français tenaient encore ce secteur du
front et les 8e division de cavalerie et 56e
division de réserve se relayaient pour le service aux tranchées. Le 28
novembre 1914, des chasseurs cyclistes de la 8e division se
trouvaient en première ligne face aux Allemands. Parmi eux, un Alsacien
évadé, le chasseur Charles Richter, allait commettre l’imprudence de
quitter son poste pour fraterniser avec ceux d’en face. Il semble
d’ailleurs qu’il ne fut pas le seul ce jour-là à sortir à la
rencontre des Allemands, mais ce geste, il va le payer chèrement. Selon
les dires, Français et Allemands auraient profité de ce moment pour
causer et boire ensemble, puis chacun serait retourné tranquillement dans
ses tranchées. De retour dans les lignes, Richter et ses camarades furent
dénoncés et accusés d’abandon de poste devant l’ennemi. Le général
de Castelnau, commandant de la IIème Armée,
se mêla de l’affaire et jugea que cela été trop grave pour être
passé sous silence. Un conseil de guerre spécial fut réuni à Pommier
pour juger du comportement du chasseur Richter et des ses camarades. La
sentence fut sans appel pour le premier: La peine de mort. Les
autres, accusés également d’abandon de poste, furent plus ou moins sévèrement
punis. |
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L’aspirant Laby, médecin à la 56e division,
assista à l’exécution et fixa sur le papier de son carnet de guerre
les derniers instants du pauvre soldat: «Lundi 7 décembre 1914 - En
revenant, j’assiste par hasard à l’exécution d’un chasseur
cycliste qui a quitté son poste devant l’ennemi. Il meurt bravement. Il
retire sa veste et dit : « mes chers camarades, visez à la
poitrine, pas à la tête ». Il ne veut pas de bandeau et crie :
« Vive la France ! Vive l’Alsace ! ». Il rachète
son crime par une belle mort. Défilé des troupes devant le cadavre. Prière
des soldats avec l’aumônier ». Suite à cette affaire, le général de Castelnau donna des
instructions pour que désormais le tir des canons de 75 arrêtent net
tous les essais d’entente et de fraternisation inadmissibles.
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